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5 août 2008

Petite philosophie du marcheur

Un pas devant l'autre, et c'est une idée après l'autre qui nous vient.

Marcher rend philosophe, suggère Christophe Lamoure, professeur de philosophie et promeneur, et auteur du livre Petite philosophie du marcheur.

Il répondait aux questions d'A. L. Gannac du quotidien Midi Libre, le 03.03.08.

[...] Pourquoi avoir voulu rapprocher la philosophie de la marche ?
Christophe Lamoure : J'ai toujours expérimenté que de longues promenades en montagne stimulaient ma réflexion. En me penchant sur la vie des philosophes, j'ai constaté que beaucoup d'entre eux étaient des marcheurs, et que même ceux qui ne pratiquaient pas cette activité la considéraient comme une image de la pensée. Descartes, par exemple, décrit sa réflexion comme une marche en forêt. Il se sent perdu, il cherche l'issue...

Heidegger parle de la pensée comme de "chemins qui ne mènent nulle part" : le but n'est pas d'aller d'un endroit déterminé à un autre, mais de faire route. C'est cela, je crois, le point commun entre le marcheur et le philosophe : ils n'ont d'autre but que de cheminer. Et c'est ce lien que je voulais explorer avec cet ouvrage. Comme l'écrit Jaspers, "philosopher, c'est être en route".

Pourtant, l'image que l'on a du penseur est plutôt celle d'un être prostré, immobile, comme le montre Rodin...
Cette image renvoie à une conception très particulière de la philosophie, qui considère que la pensée serait favorisée par une mise en absence du corps. Celui-ci ne venant plus interférer, la pensée pourrait alors s'élever. Je crois, au contraire, que la pensée associe toujours corps et esprit. La marche exprime très bien cette réalité. La pensée s'appuie sur le corps et se développe en harmonie avec lui. On pourrait presque dire que dans la marche, c'est le corps qui pense. Marcher, c'est passer d'un pied sur l'autre, et penser, c'est envisager une idée puis une autre. La pensée est toujours en instabilité, inquiète, en mouvement, comme la marche est un déséquilibre sans cesse rattrapé. Dans les deux cas, il s'agit d'une recherche permanente d'un équilibre entre deux positions. Il y a donc une conformité et une coïncidence entre le mouvement du corps et celui de la pensée. Montaigne dit même que son "esprit ne va si les jambes ne l'agitent", et qu'il a le sentiment que ses pensées dorment s'il s'assied !

Vous vous intéressez surtout à la marche en montagne. La marche en ville vous semble-t'elle moins propice à la pensée ?
Je crois qu'elle l'est moins. Parce qu'elle est très mécanique et utilitaire : on marche pour se rendre au bureau, pour faire ses courses, etc. Et puis on se fond dans l'atmosphère urbaine : nos pas se règlent sur ceux de la foule, notre attention est sans cesse perturbée par des bruits, des agitations. On ne marche pas à "son" rythme. Je crois que la marche est riche de pensées si elle est libre, choisie et sans autre objet que de passer un moment avec soi-même. Par ailleurs, la marche en ville est trépidante, tandis que, même si elle peut parfois subir des fulgurances, la pensée suit un tempo lent. Un rythme qui a à voir avec la respiration. La marche en montagne oblige davantage à écouter son souffle.

En quoi le souffle influe-t'il sur la pensée ?
Selon le terrain sur lequel on marche, donc selon le souffle que l'on produit, c'est un type de pensée ou d'échange spécifique qui est favorisé. La marche sur du plat permet de longues digressions. La marche en montée convient plutôt à la recherche de la formule juste, puisque l'on manque d'air. Tandis que la descente sert une pensée qui suivrait son propre caprice, sans contrainte.

Est-ce à dire que la marche est une école de sagesse ?
Oui, parce qu'elle nous tient sur terre ; ce n'est pas par hasard si "humilité" vient du latin humus, "terre". Et qu'elle nous permet de faire l'expérience de nos limites : en la pratiquant, nous ressentons la fatigue, la vieillesse, nous "sentons" que notre corps n'est pas tout-puissant, alors que les déplacements en voiture, en train ou en avion sont autant d'occasions de dépasser nos limites physiques. La marche nous enseigne aussi qu'il n'est pas dans la nature des choses d'aller droit au but. En montagne, vous avez beau voir au loin la cime à atteindre, vous ne pouvez pas grimper tout droit pour y accéder. Vous comprenez que le chemin le plus direct n'est pas toujours le meilleur et que les détours et digressions peuvent être précieux. Marc-Alain Ouaknin, rabbin philosophe, rapporte la phrase suivante : "Ne demande pas ton chemin à quelqu'un qui le connaît, car tu ne pourras pas t'égarer." C'est dans l'égarement que l'on trouve.

Ce serait en quelque sorte : "Dis-moi comment tu marches, je te dirai comment tu philosophes" ?
Oui. On peut faire un rapprochement entre la pensée des philosophes et leur façon de marcher. Kant, par exemple, tous les jours, à 17 heures, sortait pour une balade dans Königsberg en empruntant le même chemin. Autrement dit, sa promenade était aussi planifiée que sa philosophie construite et ordonnée ! Nietzsche aussi avait ses habitudes de marcheur, mais c'était en montagne. Là où l'homme peut mettre à l'épreuve sa nature exceptionnelle et rêve de tutoyer les cimes les plus élevées...

Difficile de ne pas y voir un lien avec sa philosophie... Vous citez là des marcheurs solitaires. Est-ce toujours le cas des philosophes ?
Souvent, parce que c'est l'occasion de s'entretenir avec soi-même - ce qui est la définition de la pensée. Mais pas seulement. Les dialogues de Socrate écrits par Platon sont pour beaucoup le fruit d'un échange fait lors de promenades dans Athènes, ou le long du fleuve Ilissos. Aristote aussi enseignait en déambulant - d'où le nom de péripatétisme (du grec peripateîn, "marcher") donné à son école. En fait, la philosophie a fait ses premiers pas en marchant. Une anecdote relate que Thalès, considéré comme le premier philosophe, marchait en regardant le ciel , et qu'un jour il chuta dans un puits, sous le regard d'une servante hilare. A ceux qui pensent que le philosophe est prostré et sérieux, voilà un joli contre-pied: la philosophie serait née dans un éclat de rire, et sur un faux pas ! [...]

P1000437

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